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Old May 19th, 2018 #1
alex revision
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Default Une correspondance inédite entre Louis-Ferdinand Céline et Victor Barbeau


Chronique d'Hugo Lavoie diffusée sur Radio Canada le 15 mai 2018.

L'Université McGill de Montréal (Québec) vient d'acquérir une correspondance annoncée comme inédite entre Céline et l'auteur québécois Victor Barbeau, une correspondance entretenue après la visite de Céline à Montréal en mai 1938. Les lettres échangées ont été récemment rendues publiques par l'Université McGill et peuvent être consultées à la librairie de l'Université.


Quand Céline séjournait au Canada

Décidé à mettre fin aux fredaines de son fils, le notaire Arouet songea, en dernière ressource, à l’exiler en Nouvelle-France. La peinture que lui firent ses amis de la rudesse des mœurs et de la rigueur du climat de la colonie l’inclina à moins de sévérité. Depuis lors, cependant, à la seule mention du nom de Québec, Voltaire en avait froid dans le dos. Son plus vif désir était que le mer l’engloutît, avec les jésuites qui s’y trouvaient.

Le sentiment des écrivains français à l’endroit du Canada est, aujourd’hui, plus nuancé. Les arpents de neige, le pays de glace " habité par des barbares, des ours et des castors " ne les effraient pas. Si le climat n’a pas changé, si on n’y danse plus le menuet, comme sous Louis XIV, en revanche, la population en est fort accueillante à l’endroit des étrangers et naturellement portée vers tout ce qui vient de France et de Navarre. Les comédiens y sont particulièrement choyés ; les coiffeurs et les pâtissiers, sans rivaux. Les toilettes de Cécile Sorel, le travesti d’Yvonne Printemps, les ronds de jambes de Sacha Guitry, les entrechats de Barrault n’ont pas peu contribué, avec les Saint-Honoré et les mises en pli, à resserrer les liens culturels entre les deux pays. Sans être aussi haut en couleurs, le prestige des hommes de lettres est solidement assis et dévotement entretenu. Le couvert est toujours mis pour eux et le public toujours disponible également à les entendre parler en bien d’eux-mêmes et en mal de leurs confrères. Que peut faire un écrivain en voyage sinon des conférences ?

En vérité, je n’en ai connu qu’un seul qui ait cavalièrement refusé de nous entretenir de son œuvre. Et ce n’était, vous le devinez bien, ni Maurois, ni Duhamel, ni Jean-Paul Sartre. Ce n’était même pas Saint-Exupéry, pourtant si effacé, mais de qui je me flatte d’avoir obtenu qu’il affrontât, pour la première fois de sa vie, le public. Sans notes et les yeux perdus dans l ‘espace, il évoqua quelques souvenirs, ou plutôt quelques paysages de sa périlleuse existence. Ô ! Sainte simplicité. Non, c’est d’un plus timide encore qu’il s’agit, de Louis-Ferdinand Céline...

Quel contraste, sinon quelle contradiction entre le physique de ces hommes et leur manque d’assurance en présence de plus de gens qu’il n’en faut pour se sentir en bonne compagnie ! Mal à l’aise, gênés et silencieux, ils ne se détendaient, ne se décontractaient que dans l’intimité. Davantage, Saint-Exupéry en tout cas, auprès des enfants. Il était l’enjouement même, les intérrogeant sur leurs études, examinant leurs cahiers et s’amusant à les mystifier par des tours de cartes qui tenaient de la prestigitation. Le Petit Prince était déjà en lui en germination. Au milieu de cette allégresse, qu’importaient les adultes ! Il ne les retrouvait qu’après un long silence sous la magie des flammes du foyer qui seules éclairaient, selon qu’il en avait exprimé le désir, la pièce. Alors, s’élevait sa voix comme s’il se fût parlé à lui-même. Le plus dramatique et le plus poignant des soliloques : le sable, la soif, le mirage, la mort. Aucune de ces pages n’avait été encore écrite. Il nous en donnait la primeur en une improvisation à laquelle l’écriture n’a que peu ajouté. La taille de l’écrivain est à la mesure de la taille de l’homme.

J’ignore comment Céline se serait comporté en la compagnie d’enfants. De quoi ce géant aurait bien pu les entretenir ? Était-il aussi mal léché qu’il ne paraissait ? Il n’a pas de Petit Prince dans son œuvre, mais il y a dans Mort à crédit des scènes de vie écolière qui nous éclairent sur sa vision de l’enfance. Elle ne diffère ni en noirceur, ni en puanteur de celle qu’il avait sur l’humanité toute entière. Sous cet aspect, assurément secondaire, Céline n’a donc rien de commun avec le Saint-Exupéry que j’ai connu avant qu’il ne devînt célèbre et après que, en pleine notoriété, les vicissitudes de la guerre l’eussent condamné à l’exil tantôt aux États-Unis, tantôt au Canada.

Lorsque le docteur Destouches débarqua en Amérique sans tambour ni trompettes, presque incognito et sans que la République l'eût chargé de mission officielle, il était loin de nous être inconnu. Voyage au bout de la nuit, vendu ouvertement, ne le cédait en tirage qu'à L'amant de Lady Chatterley, débité, quelques années auparavant, sous le manteau. Le fait d'avoir été recalé au Goncourt gonflait ses voiles. Il avait le vent en poupe. La critique louvoyait tandis que, dans les salons, les universitaires français criaient, déjà, à l'épuration. J'osai, pour ma part, en faire le sujet d'un cours en l'entourant de toutes les précautions hygiéniques requises. Il y a des leçons d'anatomie littéraire plus répugnantes encore. Quoi qu'il en soit, lorsque, par un beau dimanche, on m'apprit que Céline était à Montréal, je me lançai aussitôt à sa recherche.

Je le trouvai, nous étions en mai 1938, à une assemblée de chemises brunes, peut-être noires, taillées sur le modèle européen et dont l'existence, m'apprit-il, lui avait été signalée par un ami de New-York. Lui-même portait une chemise qui avait dû être blanche naguère. Le "cher maître" que je lui servis le fit s'esclaffer, et tout de suite nous fûmes dans les meilleurs termes. Il me fut, toutefois, impossible de vaincre sa phobie des discours en public. Non, pour quelque cachet que ce soit, il ne ferait pas de conférence, ni en smoking ( il n'avait jamais eu de quoi s'en acheter un ) ni en veston de ville. D'ailleurs, ce n'était une question de costume, c'était une incapacité totale à "faire le pitre" pour l'amusement des gens du monde. Un dîner d'écrivains ? Oui, mais à condition qu'ils ne soient pas plus d'une dizaine et que tout se passe à la bonne franquette comme à un rendez-vous des cochers et des chauffeurs.

Nous étions au-delà d'une vingtaine. Malgré la bonne chère et les bons vins, Céline ne desserra pas les dents. Assailli de questions, abasourdi par les caquets d'une femme de lettres dans le secret de toutes les fausses gloires de Paris, il toucha à peine aux plats. Je m'attendais au pire, mais l'ogre ne dévora personne. Son passage dans une maison de santé américaine ( cf. le Voyage ) l'avait rendu invulnérable aux propos de ses confrères. Il n'en avait pas moins déçu les invités lorsque je mis fin à son supplice et qu'à son corps défendant je l'amenai dans une maison amie boire le coup de l'étrier, le "night cap" du Ritz. Les dieux m'aimèrent, ce soir-là, car nous n'en étions encore qu'à notre première libation que, soudainement, du soliveau qu'il avait été jusqu'à cette heure, Céline se mua en le plus disert et le plus pittoresque des compagnons. Pour le voir au naturel, il avait suffi de le voir dans l'intimité.

Un mot par-ci, un mot par-là, et Céline enfourchait l'un après l'autre tous ses dadas, multipliant les anecdotes, donnant des noms, dressant des généalogies, fulminant, prophétisant jusqu'aux petites heures de la nuit. Encore que bien en-deçà de ce que devait être la réalité, il entrevoyait jusqu'au sort qui lui était réservé. Ce fut pour nous un nouveau Voyage au bout de la nuit. À cette différence, cependant, que pas une seule fois il n'emprunta pour le décrire la langue anarchique par laquelle il s'était illustré. Pas un terme malsonnant, malodorant. Il fut, au contraire, d'une correction académique.

Lorsque je le reconduisis à son hôtel, Céline parlait encore, mais il n'était plus question de Bagatelles pour un massacre. Il y a de bien belles femmes à Montréal, me dit-il. Au fait, comment s'appelle cette magnifique rouquine qui n'a pas ouvert la bouche de la soirée ? À l'an prochain, me promit-il, tout souriant et allégé de sa faconde. Il avait prévu une foule de choses, sauf les oubliettes.


Victor BARBEAU, de l’Académie canadienne-française
( Aspects de la France, 17 janvier 1963 )

Note

Sur ce voyage de Céline au Canada, voir l’article paru le 7 mai 1938 dans La Presse [Montréal] et repris, pp. 47-51, par les Cahiers Céline 7 (éd. Gallimard, 1986). Voir aussi l’article de Hélène Le Beau dans Études littéraires, vol. 18, n° 2, automne 1985, pp. 425-427.

http://louisferdinandceline.free.fr/...da/barbeau.htm
 
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